1854: Andalousie depicted by the last French Prince

A part of a marvellous unpublished manuscript came once to my hands. It was a fragment from the diary of the last French prince, François d'Orléans, describing his adventures in the dangerous Andalousie of 1854. The Prince de Joinville was an exceptional witness since both his ressources and his experience provided him with a wit eye. This fragment from his travel diary is a jewel of literary Romanticism well with all the characteristics of the trend of Orientalism. 

If you have the opportunity, contrast it with Theophile Gauthier's account from Voyage en Espagne. Same time, same route, same nationality, and two different eyes of an exotic Andalousie, with its villages and cultural richness that the reader can still recognize today, sometimes exactly as it was, 165 years afterwards. The traveller leaves a priceless testimony of the not-only-dreamt Andalousie of the Grand Tour.

The text is an uncorrected transcription from the original manuscript, in French. 20 pages of pure bonheur. Enjoy !


20 mars 1854

 Je suis à Grenade, ayant mené depuis trois mois la vie la plus agitée et n’ayant pas eu une seule fois pendant ce temps l’idée de faire le journal.

Je suis venu de Séville ici à cheval, par Cordoue et Baylen. Ma femme chevauchait avec moi, et nos enfants, notre monde et le bagage suivaient dans une gondola. C’est la manière de voyager la plus agréable. On est libre de tous ses mouvements, on a une lueur d’indépendance, on va où l’on veut, on s’arrête où l’on veut et l’on ne se sépare pas de ceux qu’on aime. En Espagne on peut voyager aussi nombreux qu’on veut sans inconvénients, pourvu qu’on n’ait pas la prétention de trouver des gîtes comme en Angleterre ; il faut seulement bien choisir la saison, et la beauté du climat supplée à tout. Or nous avons fait notre déplacement un peu tôt ; nous avons eu quelquefois à souffrir du froid. Je vais mettre ici mon itinéraire.

Partis de Séville le 3 février, nous avons fait la route par Alcala et Mairena jusqu’à Carmona, ville des plus pittoresques, pleine de monuments curieux. Bâtie sur le versant d’une chaîne de collines escarpées qui dominent une plaine immense, elle a conservé presque intact son cachet moresque. De l’alameda j’ai une vue charmante. Un beau coucher de soleil au milieu d’un orage teint tous les monuments d’un rouge éclatant ; à leurs pieds la ville se presse, blanche et entassée ; un solitaire palmier s’élève du chaos des édifices.

Le 4. Nous allons de Carmona à Ecija. Route par un pays plat couvert de broussailles marécageuses. C’est ce qu’on appelle un despoblado. On ne voit ni maison ni habitant ; la route est mauvaise, la gondola avance avec peine. Nous voyons une masse de gibier et rencontrons une bande de chasseurs qui chassent le canard, à cheval au milieu des marais.
Remarqué sur le soir une belle propriété du général A. et fait halte pour goûter à Marchena où il y a un beau bouquet de palmiers.

Le 5. Nous courons dès le point du jour les rues d’Ecija pour avoir la messe. Vu une place entourée de maisons à arcades d’un cachet particulier et un immense et singulier balcon qui entoure la maison du comte Peñaflor. Après la messe, nous partons enchantés de sortir de la sale fonda où nous nous sommes grattés la nuit. Conspiration générale pour nous faire rentrer. L’amer de la fouda a corrompu notre interprète, notre mayoral, tout le monde: vous n’arriverez pas, la route est abominable, etc etc.

En route.

Mauvaise, longue mais charmante de Ecija à Cordoue. Halte à la Calcada, misérable bourgade. Du haut des collines nous avons au coucher du soleil une vue magnifique. Tout le pays compris entre la Sierra Nevada et la Sierra Morena magnifiquement éclairé.

Nous arrivons à Cordoue tard au clair de lune. Le vent agite des nuages qui produisent en passant sur la lune des éclipses soudaines et nous font voir le pont, le Guadalquivir et la blanche ville des Kalifes sous l’aspect le plus fantastique. C’est dimanche, la population est dans les rues, encapuchonnée et embizada à cause du froid. Nous nous frayons notre chemin à travers cette foule au milieu d’un labyrinthe de ruelles escarpées dont je toucherais les murs avec mes deux mains, et nous descendons à la fouda Ricci près de laquelle le propriétaire par une attention intelligente nous a fait préparer une maison particulière où il fera notre service mais où nous serons seuls.

Jusqu’au 16 février, nous restons à Cordoue où je me plais infiniment. D’abord j’y ai vécu tranquille sans que personne s’occupe de moi. Que le temps a été magnifique. Enfin le voisinage de la Sierra Morena si riante et si pittoresque est un avantage sans pareil pour ceux qui aiment les promenades. J’y suis allé chasser la perdrix seul ; j’y suis allé souvent avec ma femme admirant le magnifique coup d’œil du coucher du soleil. Puis nous redescendions la nuit à Cordoue par des soirées calmes qui nous disposent à la mélancolie douce et à la gaieté tranquille. La lune se levait quand nous rentrions dans Cordoue accompagnés par les chants arabes de quelques muletiers.

Le caractère de la Sierra Morena c’est sa verdure, pourtant elle est vaste, couverte de grands bois ou de broussailles aromatiques. Partout ses immensités affectent des formes rondes ; c’est une suite de mornes superposés, enchevêtrés, séparés par des ruisseaux clairs et bruyants comme ceux d’Ecosse. C’est toujours frais, joli, accidenté, imprévu. Jamais d’horizons lointains ; à chaque pas un nouveau paysage. Partout vous voyez des fleurs en abondance, partout le gibier abonde et souvent il y a des voleurs.

Tous les paysans ou voyageurs que je rencontre dans la Sierra ont leur fusil chargé et armé en travers sur leurs genoux. Tout cela fait le charme de ces lieux d’où j’ai eu tant de peine à m’arracher parce que je m’y sentais indépendant et un peu séparé de cet esclavage qui se qualifie de ces grands noms vides ou faux ; société, civilisation.

Je ne suis pas le seul du reste à aimer la Sierra. Les moines y avaient élevé de nombreux couvents. Nous voyons les magnifiques restes de celui de Ste Jeanne. Tout cela était resté détruit au nom des idées progressières comme si détruire sans reconstruire pouvait jamais s’appeler progrès. Un seul couvent reste debout, habité par des ermites que la loi n’a pas frappé ; il est situé au sommet de la Sierra au-dessus de Cordoue et la vue s’étend jusqu’aux montagnes de Grenade. J’y suis monté bien des fois et j’ai tiré la clochette pour faire apparaître à la lucarne la tête du frère et entendre son ave Maria purissima.

Cordoue est la ville des palmiers, on en voit partout et partout, ils font un effet charmant dans le paysage. Ce sont les Mores qui les ont apportés. Plus heureux que les monuments moresques, ils survivront à la destruction et conserveront le souvenir d’un peuple qui avait porté à un degré inouï la prospérité de ce beau pays. Il y a encore à Cordoue beaucoup de monuments, souvenir de ces temps où la ville comptait un million d’habitants. La cathédrale au Mezquita, est le seul qui mérite une mention particulière. Elle a été abîmée par les chrétiens à diverses époques, mais elle a encore un grand caractère.

Du temps des Mores, cela devait être l’édifice le plus religieux. La chapelle est un bijou délicieux. J’ai vu en visitant le trésor où on me montrait un magnifique ostensoir échappé à M. le Duc de Gharmani. L’entrée n’a rien de  remarquable que des portes bien conservées et pleines de caractère. Un patio d’orangers magnifiques se trouve devant une des façades.

Le 16, nous voilà donc partis pour Grenade. Il y a une route courte en ligne droite mais pour chevaux et mulets seulement : camino de Herradura. Or nous ne voulons pas nous séparer de la gondola des enfants ; nous suivons donc la route par Andújar, et nous allons coucher à villa del Rio.

On s’arrête pour déjeuner à Carpio dans une posada fort sale où l’on commence à se gratter. Le soir à Aldea del Rio c’est bien pire encore. C’est une vraie posada pleine de muletiers, la serviette au cou, campés devant des lampes, attendant qu’on les rase. Nous absorbons toutes les chambres et tous les lits, où circule une nombreuse population. Point de feu, point de braseros et il gèle et il y a dans les fenêtres en biais des trous à passer la tête. Il est arrivé une caravane de galeras dont les habitants assiègent le foyer de la cuisine, et le rendent inabordable. L’hôte est toute volubilité et activité stériles, louvoie de me loger, mais s’énervant avec la tête de côté, haussant les épaules et ouvrant les bras. Nos es fouda, es posada Heh’.

On massacre à coup de pieds ou en leur arrachant la tête un certain nombre de poules sur lesquelles nous dînons. Après le dîner, coucher. Trognon ne se déshabille pas, passe la tête dans le trou d’une énorme manta andalouze ; ne peut pas dormir, prend un lumbago dans cet espèce de carcan et paraît le matin chez nous épuisé : Ah ! Dieu ! quels établissements.

Le 17 on va à Andujar. Hôtel excellent où tout est beau mais où les braseros rendent tout le monde malade. La ville n’a aucun caractère. Nous devions aller le lendemain d’Andujar à Jaén par la traverse mais les autorités viennent nous réveiller à onze heures du soir. On a vu une bande de 16 voleurs à cheval le jour même sur notre route ; des noticias reservadas ( ??) disent qu’ils sont alléchés par l’appât de nos bagages ; nous ne pouvons suivre cette route.

Nous prenons donc à notre grand regret le 18 au matin la route de Baylen. 11 lieues au lieu de 6. La matinée est froide mais superbe. Nous sommes escortés par une petite armée en tête de laquelle marche le commandant de la Guardia Civil. Il y a d’abord un détachement à pied qui suit la voiture ; puis une dizaine de guardes à cheval avec nous. Puis tous les guardes de campas du pays que l’on a réunis qui éclairent la route et ont au moins autant l’air de brigands que les brigands eux-même. Tout ce monde à l’air fort préoccupé, arrête les passants ; les questionne, observe le pays, fouille les bois et buissons d’alentour, comme en pays ennemi. Nous déjeunons à Baylen de douloureux et honteux souvenirs. De Baylen à Jaén par Mejibar, les lieues sont longues et la route sévère et triste, quand la nuit se fait, il s’élève un vent glacial qui m’est des plus désagréables. Nous arrivons à Jaén au milieu de tourbillons de poussières, éreintés, et descendons à une fonda où il y a des bêtes et dont l’hôte est un écorcheur de première main mais où l’on est assez bien.

Séjour à Jaén le 19 pour se reposer et entendre la messe. Jaén est à mi-côte sur les flancs d’un rocher aride que surmonte une belle rivière moresque jaune. C’est le pays du vent et des coups d’air. Le vent descend des gorges de la montagne, souffle dans toutes les directions, s’introduit partout avec la poussière et est glacé. Les rues de la ville sont originales ; on a d’abord un panorama de montagnes magnifiques, et puis cette ville blanche et grise avec ses tours et ses palmiers fait avec la neige un singulier contraste. La cathédrale, quoique moderne, est belle. Je me fais une querelle avec le chapitre en refusant d’aller voir une relique dont il y a de nombreuses éditions partout.

Le 20, route de Jaén à une certaine venta nommée San Rafael, maison isolée au milieu des montagnes mais où l’on est très bien. La route suit une vallée de montagnes le long des bords d’un torrent et traverse un pays pittoresque quoique dépouillé. Nous rencontrons une bande de contrebandiers voyageant à fond de train comme des gens qui après un mauvais coup veulent mettre du pays derrière eux. Dès qu’ils aperçoivent notre escorte, ils se cachent la figure dans leurs manteaux et s’éloignent ventre à terre. Puis il nous arrive des aventures ridicules. Une balle de paja qu’un homme fait rouler du haut de la montagne en bas, épouvante nos chevaux qui font tête à queue et s’enfuient au galop. Les gendarmes croient que nous sommes attaqués et chargent un ennemi invisible.
Passé un site sauvage et pittoresque qui s’appelle la Puerta de Arenas. A Campillo, on veut me retenir à une fouda muy buena où je vois que les maritanaes ont fait des toilettes extraordinaires, mais j’ai une venta de San Raphael en tête ; elle m’a été recommandée par des abbés, ce doit être un endroit pieux et ce l’est en effet. Les abbés ont bon nez pour ces sortes de choses.

De St Raphaël à Grenade. Halte à Montaglan où la ventera a de bien jolis yeux. L’arrivée à Grenade est magnifique. Ce mélange d’une plaine d’une fertilité incomparable ou de la Sierra Nevada avec ses 12 000 pieds couronnés de neige avec ces ruines admirables toutes imprégnées de grands souvenirs. Nous sommes aux portes d’une grande ville avec toute son activité, son agitation. Les routes poudreuses sont encombrées de mulets ; des diligences passent ventre à terre avec des cris et un bruit qui épouvantent nos chevaux.

Je suis frappé tout de suite du soin avec lequel les eaux sont distribuées dans la plaine. On reconnaît là le cachet de l’agriculture des Mores. Nous entrons à Grenade par une longue rue étroite et sombre, pleine de boutiques, d’ouvrages en cuir, selles brides etc. Cette rue rappelle un bazar turc et ce commerce unique est bien aussi un souvenir de l’établissement oriental. Je déballe à une fouda bruyante située sur la Campillo. Des dorures et du velours dans des chambres à coucher séparées par des rideaux et donnant à claire-voie sur un estaminet ; la ville et les faubourgs dans l’escalier. Malgré les glaces délicieuses je ne resterai pas dans cet établissement.

23. A Grenade. Reçu les autorités en tirailleur. Aimable chef politique. Charmant capitaine général : Firmin Espeleter, qui me raconte la mort du colonel Conrad de la légion étrangère assassiné par ses soldats. Il était là. L’archevêque de Grenade vient aussi ; il est petit et frétillant, je pense à Gil Blas.

Puis nous avons enfilé le Zacatin, rue charmante pleine de cachet, de souvenirs moresques et dont le nom est déjà un souvenir. Elle est  longue, étroite ; à peine le jour y donne-t-il. Les boutiques ouvertes à la moresque la bordent des deux côtés. Quand on débouche de l’éclatante lumière de la place de Bib Rambla et qu’on entre dans ce couloir sombre où les marchands causent à demi-voix de leurs comptoirs en travers de la rue, on se croirait au milieu d’un bazar d’orient…Monté à l’ Alhambra d’où l’approche par cette belle cuesta qui grimpe au milieu des arbres et des branches devant l’admirable porte du Jugement est fort impressionnante. L’intérieur me désappointe ; c’est joli, fin, mais petit et dans un tel état de délabrement que les aplombs se perdent et que le tout fait l’effet d’une décoration que le vent a dérangé. J’en excepte pourtant le patio de la piscine et la salle des ambassadeurs. En somme j’aime autant l’alcazar de Séville. Mais ce qui est inimitable, ce dont on ne peut deviner la beauté, c’est la situation, ce sont les points de vue qui s’ouvrent de tous côtés, sur la Sierra vers le vallon du Darro, vers la Vega. 

Nous abandonnons notre fouda nueba nemeria, villa sans argent et allons habiter une vaste et tranquille maison : la casa o Larula en haut de la calle de Las Tablas. Nous aurons un pied dans la ville et un dans la campagne.

24. Le capitaine général vient me dire que l’on va mettre Grenade en état de siège mais que cela ne change rien. Cosas de Espagna. Je ne me lasse pas d’admirer la situation de l’Alhambra et je viens sans cesse à courir pour le regarder sous tous les points de vue. Vu de l’Albaicin, avec la Sierra derrière lui, au moment où le soleil baisse, et où les ombres bleu foncé font ressortir les teintes roses de la montagne et ocres jaunes de la vieille forteresse ; le coup d’œil est incomparable.

Les gens de la campagne sont pleins de caractère ; ceux de la ville me paraissent les plus grands badauds, les plus grands oisifs et les plus grands béotiens de la terre. On voit énormément de jeunes femmes, incomparablement plus qu’à Séville et je professe une grande admiration pour les Grenadines. Elles arrangent leurs cheveux à merveille et c’est plaisir de les voir toutes à leurs balcons sur les 5h du soir. Il n’y a pas à songer à aller dans la Sierra, enfouie sous la neige. Notre maison est excellente ; le concierge a une fille charmante qu’il cache aux grands soins des chats amoureux et bruyants qui mettent toutes les nuits leur carte à la porte de Zaguan. La cuisine est bonne, le vin de Baza first-rate et Grenade me paraît la capitale du royaume des légumes.

25, 26, 27, 28.
Séjour à Grenade, grandes promenades ; dans la vallée du Darro à la fuente de los Avellanos avec retour par la villa del Moro ; au Soupir du More qui est une attrape comme intérêt particulier mais qui est joli comme promenade. J’y suis allé à cheval avec Chica, par les Llanos d’Alhambra au bout desquels la route serpente dans des creux et des buissons, où nous avons fait tout à coup dans un endroit solitaire la rencontre d’un monsieur armé jusqu’aux dents qui avait une figure bistrée et des yeux injectés. Il nous a arrêtés et avec le plus gracieux sourire m’a fait part qu’il était le garde du chemin, qu’il veillait sur tous les voyageurs et ne vivait que de leurs bontés. Ne sachant à quelle espèce de gentleman j’avais affaire ; j’ai d’abord offert un excellent cigare, mais à sa vue le sourire a disparu et je me suis hâté d’offrir mieux. La grande route est toujours pleine d’attrait pour moi à cause de toutes les rencontres que l’on y fait à chaque pas. La guitare est fort en honneur ici et il n’est pas rare de rencontrer toute une bande, hommes et femmes, voyageant à dos de mulets avec chants, guitares et battements de palmitas.

Pendant notre promenade les enfants sont allés voir les masques dont la ville est remplie. Je n’ai jamais vu un carnaval aussi entrain dans la rue. Certainement un tiers de la population est masqué et costumé, et ce qui est bien à l’honneur de la décente Espagne, on ne voit pas un geste, un costume inconvenant, pas un mot mal sonnant. Il y a bal de jour à la place de Zoras avec 8 à 10 000 personnes. Au milieu du bal, courses de toros avec les masques dans l’arène, incitant le toro et bousculé par lui.

Le soir la ville est calme ; on ne rencontre que quelques bandes de masques allant au bal. Au reste bien qu’il y ait des assassinats toutes les nuits, je n’ai jamais rencontré de ville aussi paisible le soir que Grenade. Je vais jusqu’à onze heure les soirs, je vais voir les beaux effets de lune sur les vieux monuments, sur la Sierra Nevada et je n’ai jamais rien remarqué d’insolite.

1, 2, 3, 4 mars. Course à la cartujà (chartreuse). Chapelle délicieuse comme architecture, travail de marbre, richesse d’invention. Admirables boiseries de la sacristie. Réflexion de Trognon : les moines qui faisaient de telles choses étaient trop riches.

Visite au délicieux Generalife, propriété d’un marquis Pallavicini de Gênes qui en a hérité par succession féminine et n’y est jamais venu. Le jardin est charmant, les fleurs, l’air, la vue sont délicieux. Quel endroit pour rêver et aimer ! On vous y montre une épée apocryphe mais charmante d’el Rey Chico.

Course à V., ancien palais de plaisance des évêques. On y va par le chemin de guarde, mais il faut bientôt prendre une traverse et des sentiers de chevaux où nos chevaux ont du mérite à ne nous pas casser le cou. La maison est laide, garnie de l’histoire de Don Quinote aux détestables fresques. En descendant, un orage de montagne nous prend. C’est de la neige fondue glaciale. Il ne fait d’ailleurs jamais très chaud et nous sommes fort contents d’avoir un salon avec du feu pour passer les soirées. Les chambres à coucher regardent le nord, elles sont froides, mais l’air est sec et bon. Nous avons en face de nous un lavadero bruyant, un balcon de case de papillon habité par une très jolie femme, des chiens, un singe et beaucoup de jeunes gens. Puis une maison modeste qu’habitent de jeunes filles qui ont les plus beaux cheveux du monde, qu’elles défont à la fenêtre.

Enfin, un bureau de recette du derecho das puertas, groupe de 8 ou 10 accroupis toute la journée sur de petites chaises. Le dernier et le plus important de nos voisins est un dindon qui demeure en face, c’est l’animal le plus bruyant que j’ai jamais rencontré, dès 4h du matin sa musique commence et n’arrête pas un instant jusqu’à la nuit. Nous avons voulu l’acheter mais sans succès. L’observation de la rue, l’entretien des braseros prennent beaucoup de temps et avec la messe à la Magdalena, les repas, les promenades, le temps s’écoule très vite.

6. Au moment de partir pour Malaga, la rougeole, el sarampion, prend nos enfants, nous donne beaucoup de tourment et prolonge indéfiniment notre séjour à Grenade. Heureusement el faculttutieros157 Don Nicolas Avila est un médecin sage et expérimenté qui, à l’aide de saignées aux pieds, de lavativas y otras cosas para abrar, soigne très bien notre petit monde.

7, 8, 9, 10, 11. Séjour à Grenade près de nos malades, promenades en la cuidord y ru cercania. Beau temps, ciel pur, soleil brûlant, ombres glacées. La Vega commence à se couvrir de fleurs. Tous les cours d’eau sont bordés de touffes de violettes qui donnent une odeur délicieuse. Quelle belle chose que cette distribution des eaux de la plaine de Grenade et d’abord quelle belle chose que cette Vega elle-même. Celle-ci l’œuvre de Dieu, celle-là l’œuvre des hommes, des Mores et le chef d’œuvre de la civilisation musulmane. Elle n’a rien fait de mieux nulle part et c’est à peine si la civilisation chrétienne a pu entretenir ce qu’elle a laissé. En tous cas, elle n’y a rien ajouté. La Vega de Grenade est une plaine immense, parfaitement plate, entourée de tous côtés de hautes montagnes. Les principales au nord sont celles de la Sierra Nevada, couvertes comme l’indique son nom de neiges éternelles. Cette Sierra qui s’élève, comme un espalier pour protéger la Vega contre les vents du nord, reçoit en plein les rayons du soleil tropical de ces contrées. Plus ce soleil est ardent, plus la fonte des neiges est abondante, plus les eaux du Genil sont grosses. Ce sont ces eaux dont l’agriculteur s’empare pour aller féconder un sol d’une richesse admirable. Ainsi donc, bonté du sol, soleil brûlant, irrigations abondantes, abri des vents, rien ne manque à cette terre privilégiée. Ah quand les Rois Maures des terrasses de leur palais contemplaient ce paradis terrestre, ils devaient ressentir une bien grande fierté. L’irrigation est restée ce qu’elle était du temps des arabes. D’innombrables canaux distribuaient les eaux du Genil sur tous les points de la plaine. Chacun à une heure donnée a la jouissance de ces eaux ; il ouvre une digue d’un coup de bêche et à une heure donnée il doit refermer la tranchée et livrer l’eau à son voisin. J’ignore si à Grenade comme à Valence il existe un tribunal spécial chargé de juger sommairement toutes les contestations auxquelles ce partage des eaux donne lieu. A Valence, le tribunal de los acquieros, dont l’origine remonte en droite ligne aux arabes, se réunit tous les jeudis en plein air devant la puerta de los Apostales de la cathédrale et juge, sans désemparer, sans papier ni appel, toutes les contestations.

Je me promène sans relâche dans cette belle Vega couverte d’arbres aux finitions en fleurs, au milieu de ces innombrables fermes dont les occupants assis sous des treilles attenantes à leurs maisons blanches nous saluent du : Voy viteal con dios et donnent aux enfants des bouquets de fleurs. Quand nous n’allons pas dans la campagne nous allons courir le ravin. Au Darro avec tous les points de vue pittoresques qu’on y a de l’Alhambra. Ou bien nous grimpons à l’Albaicin par ces ruelles qui me rappellent tant Algro et Zueria. Là au milieu de vieilles maisons moresques intactes depuis la conquista vit la population bohémienne. Là voyez ces types bruns à grands yeux pommettes saillantes, ces cheveux d’un noir de jais tressés, tourmentés dans les oripeaux et les fleurs, ces épaules curieuses, ces tailles souples. Là vous entendez parler Calo et battre des mains en cadence pendant que la guitare grince. Vous trouvez tout à coup une nombreuse société accroupie par terre au milieu des briques brisées et des ordures, dans une encoignure où le soleil donne, et la beauté sauvage des types et des poses vous frappe et vous pétrifie, jusqu’à ce qu’un éclat de rire empereur vienne vous tirer de votre méditation.

Tout ce peuple de l’Albaicin descend bien sûr des mores sans s’être mêlé avec le reste de la population. On retrouve tous les types de l’Afrique. Dire de quel métier ils viennent serait chose difficile ; les hommes sont maquignons, contrebandiers, adonnés à toutes les vocations suspectes ; les femmes font des paniers, vendent des volailles etc etc… Beaucoup de ces gitans habitent dans des trous pratiques, sur les versants des ravins qui encaissent l’Alhambra. Ces demeures sont curieuses ; je m’étais arrêté une fois près de l’une d’elle pour dessiner ; j’en ai été chassé par les indigènes jaloux probablement de leur soleil. D’autre fois j’ai assisté à des vécus de mœurs bien étranges.

12. Le temps s’écoule, on nous fait faire un tour complet de cuisine espagnole : Perdreaux au chocolat, épinards aux pruneaux, jambons doux des Alpujarras au caramel (délicieux) etc. etc.…
Le figuier qui est sous nos fenêtres se couvre de fruits et le manteau de neige de la Sierra s’écourte tous les jours, signe de printemps.

13. Je prends ma canne de prêtre et je m’en vais sur mon âne dans la vallée du Genil. Le temps est beau mais les truites ne mordent pas ; nous n’en prenons qu’une, bien qu’on en voie beaucoup. Je traverse de pauvres villages, Janès, Ginos, et j’arrive enfin à des gorges argileuses, étroites et profondes où je rencontre des rivaux pêcheurs qui bien entendu me racontent leurs exploits sur des truites de 4 livres et veulent m’entraîner à boire.

14. Course à L. dans l’Apujarra, ce dernier angle des Mores après la perte de Grenade. L’Alpujarra est une contrée montagneuse qui rappelle plus en grand le Forez. Nous allons en voiture à quatre chevaux à houppes jusqu’à Bezerar en passant par Alhendin le Inspiro del Moro. Nous avions mis un relais à Gadul et nos chevaux à Bezerar où ils étaient dans la posada la plus sale que j’aie encore vue en Espagne. Nos gens ont failli y mourir de faim au milieu du pays en apparence le plus riche. En arrivant à Bezerar nous apercevons les jardins d’orangers et de citronniers, ce qui ne se voit pas auprès de Grenade. Sur la route qui, chose rare en Espagne, est fort belle, nous rencontrons de longues caravanes de mulets qui viennent de M., ce chef lieu de la Tierra caliente, chargés d’oranges, de citrons, de patates, de cannes à sucre.

Lanjaron, petite ville toute disloquée, est accrochée sur les flancs de la sierra Nevada au milieu de ravins et de déchirures profondes, devant elle sur  une espèce d’obélisque de rocher, on voit les ruines terre de sienne, bordées d’un vieux château More. En suivant les zigzags d’un affreux sentier de montagne, nous avons de belles vues sur l’Alpujarra et sur la Méditerranée qui s’aperçoit par la coupure de Motril. Nous voyageons en compagnie d’un inconnu dont le cheval suivait la même route que les nôtres ; il nous décrit le pays qu’il connaît très bien. Il nous montre toutes les exploitations de plomb dont les montagnes sont couvertes et qui font la richesse d’Alma et d’Almeria.

Nos amis les guardios civiles nous accompagnent aussi car le pays est peu sûr ; ce qu’indiquent le nombre considérable de croix plantées sur la route. Nous demandons à un d’eux si une de ces croix que nous rencontrons au fond d’une gorge abominable est là pour marquer un robo. Oh non ! Me répond le gendarme indigné; il n’y a pas eu de vol. On a tué un homme, un arriero de Lanjaron ; on ne voulait pas le voler, on voulait seulement le tuer. L’indignation de mon gendarme en disant cela était caractéristique des cosas de España.

Lanjaron est célèbre pour ses eaux ferrugineuses qui m’ont fait cracher de l’encre pendant un quart d’heure. On arrive au milieu des arbres des jardins d’une végétation singulière. Le châtaignier, le pêcher, l’oranger, le pin, le cactus, le peuplier vivent en bonne intelligence et atteignent des proportions énormes. Les oliviers surtout sont gigantesques, nulle part même en Turquie, je n’en ai vu de pareils ; pour la grosseur et la hauteur, ils atteignent presque les dimensions des marronniers des Tuileries. La ville n’a rien de curieux, c’est une longue rue délabrée, moins espagnole que celles que nous avons visitées probablement à cause du séjour annuel de nombreux buveurs d’eau. Nous n’y avons même pas mis pied à terre et rebroussant chemin nous avons fait halte à une misérable venta où je me suis mis à dessiner pendant que ma femme tenait cour plénière au milieu des guardios, des venteros arrieros etc. Nous avons rencontré là un ventero qui parlait Français, avait fait la campagne de Russie et tenu garnison à Versailles.

Retour à Bezerar où une dame empressée, penchée au sommet d’un mirador au milieu de son jardin invite Chica à venir se reposer chez elle. Télégraphie, impression de deux ponts. Le cheval de ma femme, l’illustre Monsieur Lambomba, s’est fort mal conduit aujourd’hui.

Nous revenons à Grenade à la nuit et nous trouvons monsieur Gierne dans son bed avec la fièvre, d’une humeur de peste d’être malade, ne voulant pas boire ses prescriptions et insensible même aux charmes de Gutrar.

15, 16, 17, 18, 19. A Grenade et in secula seculorum. Maladie de pierre, forte rougeole soignée aux pieds. Un fois les inquiétudes passées, vie tranquille de citadin grenadien. Beau temps, très chaud ; nous laissons les fenêtres ouvertes ce qui nous permet de mieux jouir des chants mélodieux du fameux dindon. Le soir cependant le dindon se tait, on entend racler la guitare et un amoureux drapé dans sa capa entretient jusqu’à 11h du soir un tendre dialogue avec sa maîtresse établie à un deuxième étage de la maison d’en face.
  
20. Promenade dans la Vega du côté de F.de la F., sur la route d’Alcalà la Real au pied de la Sierra d’Elvire. D’où vient ce nom charmant de Sierra d’Elvire qui me fait fredonner la musique de Mozart ? Cette sierra est une chaîne de rochers gris qui s’élèvent subitement, on ne voit pourquoi au milieu de la Vega et s’y terminent non moins abruptement. Nous rencontrons sur la route un Anglais avec son plaid et son bonnet écossais. Puis coupant à droite nous gagnons Santa Fé en passant à côté du V. de Roma, le domaine donné par les Contes au Duc de Wellington et dont la propriété (80 000 francs de rente) est contestée aujourd’hui à son fils. On prétend que le don n’a été que viager. Santa Fé, misérable bourgade au milieu de la plaine avec une église à deux tours que l’on voit de partout n’a qu’une longue rue, un bourbier semé de rochers qui jadis ont été des pavés. On entre et on sort par des portes basses sans caractères. Mon cheval rencontrant des juments dans la rue déploie toutes les ressources de sa coquetterie, à mon grand mécontentement.

Retour à Grenade au milieu d’un vent d’orage qui soulève des tourbillons de poussières sur la grande route et auxquels chacun cherche à échapper en se mettant au galop. Confusion de galeros, de tortémas, de regeras, etc etc. 

Rentrons à la nuit.

21. Pierre allant mieux et étant convalescent, affamé et méchant, je me mets en route pour Alhama à la pointe du jour avec Georges, un cuisinier et un muletier espagnols.

Jusqu’aux Manos d’Alhendin nous suivons la Vega mais à partir de là nous entrons dans une zone montagneuse, désolée, dépouillée et des plus sauvages. La seule distraction qu’on y éprouve est le spectacle sans cesse renouvelé de ces petits monuments de pierre ou de bois dont l’inscription commence invariablement par ces mots : aqui motare. Le pays est presque désert pourtant en sortant d’une misérable venta où nous avions fait manger nos bêtes nous sommes suivis par des individus de mauvaise mine, fort bien armés qui nous accompagnent d’abord à distance, puis lorsque la route devient plus sauvage et s’enfonce dans les barrancas boueux et tourmentés, ils deviennent tout à coup de proches voisins ; ce sont des amateurs causeurs, questionneurs, de l’espèce face & cary. Nos chevaux, surtout le mien, attirent leur attention. Les allures de ces messieurs me paraissaient assez suspectes, ils s’étaient faufilés au milieu de notre petit groupe et nous avaient séparés les uns des autres tout naturellement, j’ai alors arrêté mon cheval tout court et rallié mon petit peloton en invitant nos nouveaux compagnons à passer leur chemin. Un éclair de colère a passé sur leur physionomie, mais ils ont obéi après nous avoir toisés des pieds à la tête. Son ladrones , m’a dit mon muletier qui involontairement avait mis la main sur son escopette, mais ils nous ont trouvés trop fort pour eux.

Les gentlemen de grand chemin nous ont suivi longtemps, s’écartant de la route quand elle passait devant une venta ; ils ont fini par embogar-se en vu capa jusqu’aux yeux et disparaître Mala genta! Ils m’ont fait regretter un moment les excellents guardas civiles, mais voyageant seul, je n’ai pu me décider à aller demander une escorte et m’astreindre à un itinéraire réglé.

En approchant de Cacin le pays se couvre d’une végétation rabougrie mais serrée qui doit donner asile à une masse de gibier. Le ravin de Cacin est joli, verdoyant, avec de pauvres ventas et de beaux arbres ; nous y passons un torrent qui en temps de pluie doit être un obstacle redoutable puis franchissant une immense montagne d’où on a de beaux points de vue dans toutes les directions, nous descendons à Alhama et je m’arrête pour faire un croquis. Puis je monte à la ville qui est des plus pittoresques. C’est un mélange de mauresque et sauvage de Constantin & de Fribourg. J’habite une casa de pupilos propre, tenue par un sieur castello grand Andalou en, costume classique, (je n’ai pas vu ici un seul habit bourgeois), sa femme et ses filles. La posada est occupée par de riches Anglais que je viens de voir passer. La dame qui est blonde et assez jolie mais avec les grandes dents anglaises, tient à la main le classique sketchbook, mais, ce qui jure un peu, elle a adopté le costume espagnol, la mantille, l’éventail (il gèle), la robe noire à volants, bien qu’il ne soit pas dimanche et elle cherche je crois à attraper un meneo mais ça ne va pas, il manque quelque chose ; ça pêche par la base.

22. Ce matin de bonne heure je suis celli dessiones dans les ravins profonds où coule le Marchau et qui environnent Alhama de toutes parts. Ces ravins sont des plus pittoresques, pleins de sites imprévus charmants où de vieux ponts de vieux moulins bâtis par les mores se mêlent à une végétation vigoureuse. Le Marchau abonde en truites.

Remonté du ravin par la terrasse de San Diego, je vais encore dessiner une charmante maison d’une architecture bizarre située proche de l’église. Rentré à casa de pupilos je trouve la place encombrée de flâneurs en grands manteaux bruns. Cela a beaucoup de cachet. Parmi ces flâneurs je reconnais un de mes gentilshommes de grand chemin de la veille.

Je veux acheter des cigares mais une battue faite dans toutes les estancias de la ville n’en produit que 13, carrés et infumables. Puis je monte à cheval et je vais sous la conduite de mon hôte visiter les bains d’Alhama qui ont donné leur nom à la ville du mot Arabe Hamam el hamam, le bain. Ce sont des eaux sulfureuses efficaces pour les rhumatismes. On a conservé l’ancien bain moresque qui est charmant. En en sortant je demande au vieux castillos le chemin de Loja : mais vous n’allez donc pas à Veles Malaga. Non j’ai changé d’idée. Ah. Voilà votre route, il n’y a pas à s’y tromper mais que Dieu vous garde car il arrive toujours des accidents sur cette route. Et nous voilà partis au trot sans aucun motif pour nous écrier avec la célèbre complainte et le non moins célèbre Richard Ford. Ay de mi Alhama !

Nous suivons au trot de nos bêtes un pays désolé, complètement inhabité en partie boisé. Des chênes verts sous lesquels des troupeaux gardés par des bergers armés de fusils et vêtus de peaux de bête se reposent. Ca et là un groupe d’individus assis sous un buisson, gens aux mines et aux costumes pittoresques qui peuvent passer pour des bûcherons, des chasseurs ou tout autre chose, mais qu’on aime mieux laisser vite derrière soi. A notre gauche s’élèvent les montagnes, palais de la sierra d’Alhama. A droite courent des mornes couverts de broussailles qui s’abaissent jusqu’à la Vega de Grenade et au fond du tableau la Sierra Nevada dresse sa tête blanche sur une robe amarante.

Nous avons 4 lieues de l’espèce des largitos à faire pour arriver à Loja. En Espagne, les lieues se suivent mais ne se ressemblent pas. Vous avez la cartas largitas, largas et les regiclanes qui ne sont ni l’une ni l’autre.

Donc n’ayant que 4 lieues à faire et peu soucieux de nous attarder dans le pays que le señor Castillo nous a si bien recommandé, nous marchons au trot. Un voyageur solitaire à l’air respectable se rencontre sur la route et se hâte de se placer sous la protection de nos escopetas con dos tinos. Bientôt nous rejoignons la grande route de Grenade à Loja et nous enfilons la gorge de Loja ; jolie vallée bien encaissée dans les montagnes arrosée par les eaux du Genil et où je remarque une belle végétation.

Un de mes gens m’assure qu’à Loja toutes les filles sont jolies et que le nom de la ville n’est qu’une corruption de Lacas ce qui signifient que toutes les femmes y sont belles, et de rire.

Malheureusement un grain de pluie arrive, dévale la rue de Loja y locas194 et m’oblige à sevrer le lecteur de toute description. Couvert de caoutchouc j’entre à cheval dans le vestibule du parador. On me donne une bonne chambre à balcon au premier. En face habite une maréchale ferrante qui me paraît justifier la première des assertions de mon guide et peut-être la seconde… Après dîner, je m’informe de Narvaez, le lion de Loja ; mon hôtesse me répond avec importance qu’il passe tous les jours devant l’hôtel ; je me demande où il demeure : vous n’aurez pas de peine à trouver sa maison con das farales a la puerta. En effet, les deux lanternes attirent de suite mon attention, je me nomme et on m’introduit chez Don Roman que je trouve au lit vêtu d’une de ces vestes de pluche tordue semblable à de l’astrakan que portent les Andalous en voyage. Nous courons longuement puis je m’en vais trouver tous les appartements pleins de monde et éclairés à giorno. Sur l’escalier, je remarque le portrait en pied de Narvaez et en face celui de G. de Constant et grasc capitan qui lui aussi se retira à Loja disgracié et méconnu.

Je me promène dans Loja la nuit par la pluie, vêtu de vulaniseal india rubbea, inconnu probablement ici car en me voyant reluire on s’arrête avec étonnement puis on vient me tâter et discuter la marchandise absolument comme si elle était pendue au clou du magasin.

23. Je voulais revenir à Grenade par Alcalà la Real mais il pleut depuis hier à torrents, on ne voit pas à 100 pas devant soi et le chemin est un camino de herradune malissimo. Je renonce donc à cette partie de ma course et je reviens prosaïquement à Grenade, au tour de mon elufol et drapé dans mon manteau. Ce n’est pas de la pluie mais une neige fondue glaciale que le vent de nord me souffle dans la figure mais dont je dois moins souffrir que de pauvres Murciens que je rencontre sur la route. Vu aussi de riches Anglais munis de parapluies. Je prends le chocolat à Lachar et j’arrive bien portant à Grenade où j’ai grand plaisir à retrouver tout mon monde en bon état.

24, 25, 26, 27, 28, 29. Séjour à Grenade. Vie de citadin. J’admire beaucoup les Grenadines que son muy finas. Eugénie Montijo est grenadine. Elles ont un art admirable pour arranger leurs cheveux ; elles se livrent à cet art tous les jours et avec acharnement. Même comme toutes les Espagnoles qui ne sont pas obligées de travailler pour vivre, elles ne font que cela. Le dimanche elles ont un surcroît de travail parce que ce jour là, on s’habille ; je ne sais pas quel est le jour du mois où on se lave.

Nous continuons aussi à parcourir la Vega en tous sens ; la végétation avance, les roses vont ouvrir, tous les arbres fruitiers sont en fleurs.

Il y a en ville de magnifiques représentations religieuses pour ceux qui aiment ce genre de spectacle. On s’arrache les billets pour une rengaine à Notre San de Augustios.

On vient de célébrer à la même église une faucion en l’honneur de la grâce accordée à un padre qui en avait tué un autre d’un coup d’escarpolette ; une chanteuse du théâtre s’était intéressée au meurtrier et par l’intermédiaire de la Reine Christine avait obtenu sa grâce. Ce qui me rappelle qu’ayant voulu à Séville avoir des renseignements sur je ne sais quelle bolero ; on m’avait adressé à un chanoine de la cathédrale comme le plus capable de me renseigner, qui ne voit d’ailleurs que la meilleure danseuse de Séville. Alvarez Amparo habite la Giralda d’où lui vient son surnom de Campagnaro et qu’elle met ses maillots couleur de chair à sécher à la fenêtre de la cathédrale où je les ai vus.

Le 27 nous faisons une très jolie promenade à cheval dans le lit du Genil qui a moitié desséché et bordé de beaux arbres forme une belle allée. Nous y rencontrons le cadavre d’un cheval qu’un cercle de chiens est occupé à dépecer.

A une dizaine de pas autour, un cercle de corbeaux attend patiemment que les chiens aient fini pour venir se mettre à table. Au reste, chiens et corbeaux sont fort utiles car il n’y a qu’eux qui s’occupent des voiries. Seulement il devrait être défendu aux cochons de leur venir en aide dans un pays où le lomo fait la principale nourriture.

29 30. Nous prenons définitivement congé des autorités, de l’excellent M. Rodriguez qui nous a été si utile pendant notre long séjour à Grenade, de M. Vasquez notre factotum et montons dans la diligence de Malaga à 11h du soir. Nous prenons rondement la route de Loja au milieu des coups de fouet du mayoral avec accompagnement de cris inhumains poussés par lui, le postillon et le vagul. Toute la nuit nous cheminons sur la route assez douce qui mène à Loja où nous arrivons avant le jour. Je trouve au relais un commandant de guarde civil et un monsieur en bourgeois avec canne et perruque que dans l’obscurité je prends pour Narvaez et à qui je presse la main avec effusion en lui parlant Français ; il reste confondu. Je n’ai pas pu lui expliquer le quiproquo que Chica a renouvelé et la diligence est partie au galop. De Loja à Colmenar, le chemin devient absolument Espagnol. Ceux qui ne l’ont pas pratiqué ne peuvent pas imaginer la torture que les mouvements incessants et désordonnés de la voiture nous font éprouver ; c’est le supplice de la roue tel que l’imagination la plus active peu le représenter. A Colmenar, petit bourg dans les montagnes où nous attend un excellent déjeuner et où commence la culture des vignes de Malaga, je reprends mon cheval et achève la route sur son dos et bien heureux d’y être.

Le pays est composé de mornes superposés, d’une terre rougeâtre et presqu’universellement planté en vignes très soignées. La descente des montagnes du côté de Malaga offre un magnifique coup d’œil. La vallée si riante si cultivée de Malaga, les huertas pittoresques de Churriana et puis Malaga avec ses mouvements, sa cathédrale, son château mauve, assise paisiblement au bord de cette Méditerranée si calme, si bleue, tout cela forme un coup d’œil qui plaît et séduit.

On entre en ville par d’immenses et interminables faubourgs, surmontés par des cheminées d’usines qui n’ont rien de pittoresque, puis nous suivons avec une foule de mulets, d’ânes et de charrettes à bœufs une route qui est tantôt un marché, tantôt le lit d’une rivière qui débouche au milieu des vendeurs de patates et de canne à sucre sur une alameda poudreuse où est située Victoria Hôtel où nous devons loger. Hélas, oui nous sommes au Victoria Hôtel avec de gigantesques beds, des contrevents verts, un cuisinier français et un waiter en cravate blanche… Trognon trouve cela délicieux, moi je regrette la venta, sa liberté et sa franche rudesse.

Je circule dans les rues. Malaga a un air Anglais qui me déplait ; on y sent à chaque pas ce qu’on est convenu d’appeler les bienfaits de la civilisation.  Pour mettre le comble à la mauvaise impression que je reçois ; la société Anglo-Hispanique a eu les courses de chevaux aujourd’hui à l’instant. J’assiste sur l’Alameda à une parodie microscopique du retour d’Epsom.

Des gentlemen-riders, couverts de paletots d’où sortent leurs jambes grêles revêtues de culottes et de bottes étriquées et cela sous un soleil tropical, tournent et retournent autour de l’alameda sur de petits chevaux, faisant voltiger une poussière énorme et voltigeant eux-mêmes autour de quelques américaines qui portent deux ou trois Misses à grandes dents et voiles mats. Les bons Espagnols regardent passer cette mascarade qui me fait le même effet que me produisaient le roi du Gabon et sa cour se promenant dans le stand.

31. Je continue mes explorations dans cette ville Anglaise qui n’a d’Espagnole que ses pronunciamentos continentales. Les Anglais ont un art admirable pour profiter de tout pour faire argent. Ici ils ont adopté le système des pronunciamentos pour faire des coups de fortune. Aussitôt que l’état des affaires publiques en Espagne donne prétexte à quelques désordres, vite on demande à Gibraltar un certain nombre de navires chargés de contrebande.  Dès qu’ils paraissent sur la côte ; on organise avec des contrebandiers et quelques officiers en réforme un mouvement insurrectionnel qui a pour moindre effet d’effrayer les autorités qui appellent à elles toutes les brigades de gendarmes et de douaniers du voisinage. La côte est dégarnie, la contrebande se débarque et là tout est fait. L’insurrection s’apaise, quelques malheureux sont mis en chapelle et fusillés, mais ce sont toujours des Espagnols. Une seule fois un Anglais a été pincé dans une de ces échauffourées commerciales : il faut entendre avec quelle vertueuse indignation ces compatriotes flétrissent pour cette fois seulement la conduite barbare du Cm général.

Tout ne me déplait pas pourtant à Malaga, il y a beaucoup de fleurs et on en vend à tous les coins de rues. Les femmes sont petites mais gracieuses et rondelettes.

Je vais voir les ateliers de figurines en terre cuite. Celui du successeur de Cubero, passage Heredia, est encore le meilleur, bien que l’art ait beaucoup dégénéré. J’ai vu dans le Zacatin à Grenade des figurines de l’ancienne école qui étaient admirables, de vraies œuvres d’art.

Dans l’après-midi, nous allons par une route caboteuse et un gué profond à Churriana où se trouvent les maisons de campagne des riches habitants de Malaga ; il y a là de vilaines fabriques de mauvais goût, des jardins mal tracés, mais avec de beaux arbres, des fleurs et une végétation presque tropicale. Je remarque un magnifique Dattier à deux têtes. On pourrait faire ici ou à Torremolinos, ou un peu plus loin, l’habitation, les jardins, le parc les plus ravissants ; il y a des coteaux délicieux qui viennent baigner leurs pieds à la mer, et cette Méditerranée avec son calme et son bleu limpide est si belle.

1er avril. Sortis de Malaga de bonne heure par un long faubourg, ma femme et moi à cheval, les enfants en voiture à quatre mules avec houppes et sonnettes, les femmes de chambre en calesas, le bagage à dos de mulet, le tout sous l’escorte d’une brigade de guardia, nous entrons bientôt dans de grands ravins au fond desquels est le lit desséché d’un grand torrent. Les mulets en suivent le cours. Nous, nous serpentons à mi-côte par une bonne route,  d’où l’on a des points de vue pittoresques. Mais ce qui fait surtout pour moi le charme de cette route, c’est la beauté de la végétation, ce sont les fleurs, leur variété infinie, leur quantité, leur beauté. On dit que plus tard dans la saison, tout est brûlé par le soleil ; c’est possible ; mais en ce moment il est difficile de voir un jardin plus riant, plus séduisant que les gorges des montagnes au travers desquelles notre route circule.

Halte du milieu du jour, à la venta de Galvez au bord d’un ruisseau où l’on mène boire do ganado.

Après cette venta, nous montons sans divertissement, la route suit un chemin étroit taillé en corniche dans le roc, puis elle descend à une gorge profonde parsemée de bouquets d’arbres et à l’aspect désolé. De nombreux aqui matarou plantés le long de la route ou cloués aux arbres ajoutent encore à cet aspect sinistre. Bientôt nous passons un assez gros cours d’eau sur un pont près duquel on trouve une autre venta au pied de la Sierra d’Antequera que nous devons franchir avant d’arriver.
Cette Sierra toute de pierres grises, tantôt en masses énormes, tantôt en fragments menus et roulants, n’a pour végétation par-ci par-là que quelques broussailles. Nous en gravissons péniblement les zigzags ; le soleil perce et bien qu’il nous laisse apercevoir un panorama magnifique à mesure que nous nous élevons, nous commençons à être fatigués ; la journée est plus longue que nous le pensons et le froid devient très vif. A l’entrée de la nuit, nous donnons dans une coupure (el Puerto) de rochers immenses et nous commençons à descendre sur Antequera ; mais dans ce Puerto il s’engouffre un vent glacial d’une violence inouïe qui nous fait beaucoup souffrir. Tout le monde s’entortille de manteaux, de crampons aux selles pour n’être par renversé et bêtes et hommes marchent rapidement dans l’obscurité, absorbés par la souffrance et le désir égoïste d’y échapper le plus vite possible. Une belle comète qui s’élève sur l’horizon parvient seule à nous distraire un moment.

Les lumières d’Antequera paraissent devant nous, mais elles sont insaisissables et paraissent rester toujours dans le même éloignement. Enfin nous voyons dans la brume un groupe de gens à cheval,  des armes reluisent et la silhouette d’un tricorne se dessine sur les dernières lueurs du crépuscule à l’horizon. Ce sont les autorités venues au devant de nous, ayant à leur tête un alcade fort aimable qui nous avait préparé la plus belle maison de la ville que nous refusons, préférant aller à la posada Jesa Nazarene où notre arrivée jette la plus grande perturbation, mais où on finit comme toujours, à force de paroles dures et douces, par trouver à manger et par dormir de ce sommeil réparateur qui succède à la fatigue et qui méprise les bagatelles nocturnes.

2 avril. Nous allons à la messe où nous sommes immédiatement rejoints par les autorités, qui à leur tour y entraînent les gamins, les oisifs, les curieux. L’église se remplit. Au froid de la nuit a succédé un soleil Africain, ce qui n’empêche une dame, amie du progrès sans doute, de venir à l’église avec un manchon en peau de singe. Après la messe, je vais visiter les ruines du vieux château moresque. On y entre par un Arco de Gigantes sur lequel on a accroché les débris d’un palais Romain qui existait dans le voisinage. Je suis monté à la Torre Mocha d’où on a une vue étendue, de la ville d’abord toute blanche comme une ville Arabe, près de la plaine  dépouillée, coupée de lacs à moitié desséchés qui s’étend dans la direction d’Orura. Vers le Nord s’élève la Pena de los Enamorados, comme la Sierra d’Elvire à Grenade, comme une île dans la mer. Le nom et la légende se chargent de donner de l’attrait à ce rocher vulgaire. De retour à notre posada on charge les mules et puis en route.
Les Rues d’Antequera sont plus larges que celles des autres villes d’Andalousie. Je vois beaucoup de boutiques de brodeurs en cuir. Tout le monde est en costume andalou. La population, 20 000, est une population de labradores.

D’Antequera à Campillos d’une traite. Passé d’abord au gué profond formé par une rivière à bords plats, fangeux, garnis de mares et de roseaux où se trouvent des troupeaux à l’aspect sauvage.
Nous suivons ensuite une plaine légèrement ondulée sur quelques points cultivés, mais la plupart du temps garnie de fleurs sauvages, de belles pivoines rouges entre autres et de broussailles où nous poursuivons des perdrix.

On arrive de bonne heure à Campillos, petit bourg composé de deux rues garnies de maisons blanches qui se coupent à angle droit. Une alameda et une église de couleur d’ocre sont au centre. Autour de l’alameda sont les posadas de Carmen, Jesus Nazareno, la Corona etc. Nous descendons à la Corona dont l’accommodation est primitive. La nuit y est agitée ; chacun déploie à la défense une activité égale à l’attaque. Le pauvre Pierre est débordé. V. habite chez les poules. C’est dimanche, il sort de l’église des processions pleines de chiques que la population mâle suit en tête et en grands manteaux. Les femmes restent pendant ce temps dans l’église.

3. A cheval au jour. Nous laissons ici la voiture, mais notre arriero met son amour propre à mener la calesa à Ronda seulement, on le laisse voyager dedans. Nous partons au moment où les habitants vont à leurs travaux. Les 4 ou 5 premières lieues sont peu intéressantes à travers un pays dépouillé tantôt plat, tantôt accidenté.

Nous trouvons un petit village et après une longue marche sur le flanc incliné d’une montagne boueuse, nous arrivons à une venta isolée, où il n’y rien. Un homme part à cheval et revient au bout de quelques temps avec des œufs. La maîtresse de l’hôtel nous raconte que le pays est infesté de voleurs. La maison a été attaquée l’année dernière ; on lui a prit tout ce qu’elle possédait, et son mari a été massacré sous ses yeux.

Après avoir donné du repos aux bêtes, on repart ; le pays devient joli, nous suivons des gorges profondes tantôt boisées, tantôt couvertes seulement de broussailles. On ne voit aucune trace humaine pendant de longues lunes. La caravane marche ensemble en un silence que n’interrompent que les exclamations qu’incite la vue d’une belle fleur ou d’un gros lézard. Un incident survient cependant ; nous rencontrons un troupeau de juments que garde un pâtre. Un cheval de notre bande imprudemment lâché par son cavalier descend pour puiser de l’eau. Part au galop et se jette au milieu du troupeau et y met le plus affreux désordre (souvenir de Rossinante). Les gendarmes courent après, tombent de cheval, les muletiers crient, jurent ; tout le monde court en tout sens, tous les chevaux hennissent et se cabrent ; c’est un désordre épouvantable. Enfin, après une longue perte de temps, le vagabond est rattrapé et la caravane reprend la route. Nous sortons des gorges et voyageons sur une espèce de plateau presqu’entièrement boisé et qui paraît un beau parc, bien que ce soit forêt presque vierge. Lire sur tout ce pays le livre de Me de Rocca : Guerre des Français en Espagne.

La marche est longue, 13 h de cheval, les lieues sont larguisimos ; le temps devient très froid et venteux. A une lieue de la ville, les poids disparaissent et nous trouvons un escadron de cavalerie more au devant de nous avec Cdt militaire monté sur un bel Andalou de la race de Cordoue qui fait mon admiration. Bientôt nous apercevons des groupes puis une foule compacte en grand manteau tout entière et un sourire moqueur sur les lèvres, mais ce sourire ne tient pas quand on voit que nous n’avons rien d’extraordinaire et que nous voyageons comme eux à cheval et sur de beaux chevaux. Mais ce qui incite un véritable enthousiasme c’est la calessa dans laquelle on a placé Bébé avant d’entrer en ville. Il paraît qu’à part une voiture venue il y a quelques années avec Fernando les habitants ou au moins les enfants n’avaient jamais vu de voiture. Aussi ne se lassent-ils pas de la contempler, de danser autour, de pousser des vivas en son honneur. Ah si j’étais prince Espagnol quelle portée ne tirerais-je pas de cet enthousiasme provoqué par mes vertus !

Nous entrons donc à Ronda, pressés par une foule immense et nous déballons à la Fouda del Cojo. Où en effet un boiteux des plus aimables s’avance pour nous recevoir. Il offre la main à ma femme pour monter l’escalier, ce sur quoi le Ct militaire se précipite en avant pour offrir le sien et la monte en premier où nous sommes inévitablement bien logés et où on nous sert bientôt un excellent dîner.

4. Tout le monde éreinté a fort bien dormi. Trognon qui depuis bien des années n’avait pas monté à cheval est si raide que l’on doit l’habiller ce matin. Nous voilà donc à Ronda, cette Constantine d’Europe, indéclinable, inaccessible, avec sa population de Mojos, de Toreros, de contrebandistos. Je me hâte de courir au Tajo, au ravin qui sépare la ville en deux et au fond duquel coule la Guadalevin.

C’est vraiment fort pittoresque ce ravin profond qui coupe la ville en deux et sur lequel sont jetés plusieurs ponts, dont le principal, de construction moderne, est très beau. Je descends au fond et je dessine au milieu des moulins, des cascades et des vergers où le figuier domine. Rentré à la Fouda je reçois les autorités, la maestranza, reste de confrérie aristocratique qui existe dans la plupart des villes d’Espagne et qui patronne les courses de taureaux et l’élevage de chevaux. Puis nous allons courir la ville et ses curiosités. Je n’en fais aucune description, ouvrez tous les voyages en Espagne, tous les romans issus des ennuis de la vie de Gibraltar et vous aurez le tableau de cette ville extraordinaire, de son admirable situation, de sa belle arène de taureaux où Pepe Illo a trouvé la mort, de la vie agitée de cette population de contrebandiers. Mais le livre le plus joli que j’ai lu sur Ronda est sans contredit celui de Me de Rocca. Pendant que je dessine dans le ravin, une femme me parle en français, elle est femme d’un sergent de l’armée d’Afrique, elle connaît Oran, Constantin, où elle a vu mes frères.

Puis on me donne un coup dans le dos : el viejo ha caïdo ! C’est Trognon qui trompé par des mauvais gens s’est jeté dans la rivière auprès d’un moulin. Au moment où je lève les yeux, on est en train de le retirer ; il paraît un caniche à moitié noyé. Malheureusement, il va se secouer vers une aire où l’on fait sécher du blé et l’inonde. Le meunier furieux le pousse de côté ; les femmes du moulin accourent alors toutes attendries et s’efforcent de le faire entrer dans le moulin, et commencent à le déshabiller. Trognon s’échappe de leurs mains et se jette dans les bras d’Andalous qui le prennent bras dessus bras dessous et lui font remonter la cuesta à toutes jambes. Je me joins à eux et nous faisons remonter à Trognon la côte en quelques instants, ce qui l’empêche de se refroidir. Nous traversons les rues de Ronda à toute course suivis d’une colonne de gamins qui racontent l’aventure à tous les oisifs que le bruit attire aux fenêtres. Trognon déshabillé, bouchonné, couché, je redescends à mes dessins où je suis assommé par une foule de gens qui viennent à tour de rôle me déclarer chacun que c’est lui qui a tiré Trognon de la rivière et l’a arraché à une mort certaine. Le soleil se couche radieux au milieu des montagnes au milieu desquelles domine le Sr Cristobal. Reste de fortifications mauresques.

5. Voulant profiter du beau temps, la caravane repart au jour de Ronda. Nous cheminons au milieu d’un pays tout accidenté, très pittoresque, la plupart du temps boisé et couvert de fleurs. Il n’y a pas de chemins, seulement une foule de sentiers (camino de perdiers) au milieu desquels il est fort difficile de se tirer d’affaire. Nous suivons deux gendarmes qui marchent en avant, que nous voyons de temps en temps au sommet des collines et sur lesquels on se dirige à vol d’oiseau. Point d’habitations, seulement on voit la petite ville de Grazalema accrochée dans la situation la plus pittoresque sur les flancs du Cristobal. A droite, on aperçoit par moments les ruines du château d’Olbera qui s’élève sur un pic isolé où Me de Rocca courut tant de dangers et mangea de l’âne.

Les sites sont superbes et, chose bien extraordinaire, c’est la fraîcheur, la beauté des fleurs et de la végétation qui me frappent le plus. Notre caravane chemine au milieu de ce beau pays et ajoute au pittoresque du coup d’œil.

Nous apercevons bientôt devant nous au sommet d’une montagne pointue le château de Zahara où nous devons passer la nuit ; mais la chaleur est forte et nous faisons halte au pied de la montagne dans une venta où bien des curieux accourent pour nous voir car le pays est peu fréquenté. Bientôt arrivent deux ou trois mules chargées de femmes montées deux à deux sur les bats et s’abritant de la chaleur sous des parapluies et des éventails. C’est une grosse dame loquace qui ayant appris que nous voulions coucher à Zahara venait nous offrir sa maison, attendu qu’il n’y a pas de posada à Zahara. Nous acceptions conditionnellement voulant nous bien assurer qu’en effet, il n’y a pas d’auberge. Nous faisons l’ascension de Zahara, espèce de nid d’aigle, surmonté des ruines d’un beau château fort. La grosse dame et ses nièces parlent tout le temps du trajet. A l’entrée de la ville, l’alcalde nous certifie que la posada est endommagée et qu’elle ne pourra même pas loger une bête, en sorte qu’il n’y a pas à hésiter. Mais l’alcalde de son côté a fait préparer une maison où il tient à nous héberger. La grosse dame qui est la sœur du curé a descendu la montagne pour s’emparer de nous d’avance. Entre les deux partis, nous préférons la sœur du curé à la confusion de l’alcalde. Nous allons donc déballer à une maisonnette propre où nous tiendrons tous étendus par terre et d’où on a une vue magnifique.

A peine installés que la maison se remplit de tous les amis de la grosse dame. Je laisse mon monde là dedans et je vais dessiner. Un Anglais descend la montagne traînant derrière lui un cheval boiteux (que j’ai vu tuer dans la plaza de Séville 15 jours après). Quand je reviens à la maison, je trouve tout en mouvement. On a sorti une vieille épinette sur laquelle tapote un aveugle en grand manteau ; un autre homme en veste et petit chapeau accompagne sur la guitare ; les femmes chantent et battent des mains et au milieu de la plus grande chambre un couple danse avec castagnettes. Tout à coup je vois apparaître à la porte le grand chapeau de M le curé. La danseuse qui est jeune et jolie s’arrête, court à lui, le fait entrer s’asseoir et lui donne un gros baiser, puis reprend sa danse et le ronron de ses castagnettes. « Es. Me Sabrinica ! » me dit le curé avec un sourire. Puis nous entamons une longue conversation, le curé est bel esprit et courtisan. Il me paraît radieux d’avoir enfoncé l’alcalde constitucional en ma personne. Je suis après […] et Joseph, le troisième personnage royal qui ait visité Zahara. Cette ville a été prise par P. de L. qui a pénétré par un endroit inaccessible que je demande à aller voir. L’ascension est laborieuse ; nous avons rencontré en chemin l’alcalde qui bien que de très mauvaise humeur s’est joint à nous. Le curé se croit alors obligé de m’accompagner et il a fort affaire pour grimper aux ruines au milieu d’un vent violent et tout empêtré dans sa soutane, son manteau, et son grand chapeau. Le soir le maître du logis, notre hôte, arrive ; c’est un homme colossal, fort brun, parlant peu et marchant avec une désinvolture étonnante. A la nuit on nous met à tous des matelas par terre et on repose bien.

6. Au jour on hisse Trognon sur sa bête, les muletiers qui ont passé la nuit je ne sais où mais fort mal, sont d’une exactitude admirable et nous descendons le rocher de Zahara fort reconnaissants de l’accueil que nous y avons reçu. Nous cheminons plusieurs heures en pleine serrania, c’est-à-dire au milieu de collines et de vallées boisées, pleines de fleurs, que l’on prendrait pour une série de beaux parcs si on y voyait des routes.  Nous voyageons toujours à vol d’oiseau, guidés par nos braves gardes civils. Nous sommes sur les terres du duc d’Uruna, terres abandonnées, où il n’est jamais venu et dont on lui disputerait peut-être la possession s’il venait. Je tire et je manque de grands oiseaux de proie que je crois des aigles. Bientôt nous commençons à descendre une gorge qui s’appelle B.-V., la porte de la montagne d’où débouchaient jadis les postidas qui allaient dévaliser la plaine.

Devant nous s’étend à perte de vue une plaine immense où nous voyons quelques cultures et quelques plantations d’oliviers mais en petite quantité. Aussi loin que la vue peut s’étendre, on voit une plaine dépouillée dont les ondulations nous échappent du point d’où nous la dominons. Elle est toute en dehesa y despoblada  qui déjà paraissent brûlés, donnant à la terre un aspect désolé et contrastant avec les points de vue si riants de la serrania. La vue s’étend très loin et je compte en nombre considérable de cortyoi et de pueblos qui semblent des taches blanches sur un tapis jaune. Nous arrivons bientôt au premier de ces villages appelés comme le défilé Puerto Serrano. L’annonce faite au poste de guardia de couvrir la route pour le passage d’un enfant a mis la population en émoi. Les autorités viennent en corps au devant de moi ; les habitants se mettent à genoux sur mon passage, jettent leur chapeau en l’air, font retentir l’air d’acclamations et témoignent enfin d’un enthousiasme qui montre combien l’amour de ses  princes est profondément enraciné dans le cœur du peuple et de quelle reconnaissance ils sont pénétrés pour les princes qui par leurs vertus... etc. etc.

J’oublie que je suis un touriste étranger.

Descendu à la posada qui est une espèce de hutte remplie de gutamos et où bêtes et hommes entrent en descendant une marche par une ouverture qui prend un des quatre côtés, j’y suis accablé par les mouches et la chaleur. Le curé m’offre une bouteille d’excellent vin de Grazalema, sa patrie.

Puis on remonte à cheval.

Le village de Po Serrano me rappelle par son aspect nos camps d’Afrique en 1859, rues longues, larges, bordées de huttes basses en torchis, en partie blanchies à la chaux. Dans les rues, de la boue desséchée et toutes sortes d’immondices, des enfants presque nus et couleur bistre.

De là à Cornil où nous logeons à Los Dolores, la route est longue et sans distraction au travers de dehesas y despoblados  où les enfants trouvent des orchidées rares, où j’admire les magnifiques troupeaux et surtout les Toros, qui s’élèvent dans ces dehesas et qui sont réputés les meilleurs d’Espagne. Quelques individus à cheval, la lance au poing les surveillent de loin en loin.

Tout ici rappelle l’Afrique, la vie pastorale, l’aspect des habitants toujours en selle, les mots, les chants, le langage, les noms de lieu ; un endroit par exemple s’appelle encore Ben Mohammad. Et puis la chaleur. Point d’arbres, point d’eau pour rafraîchir l’air ; nous voyageons sur une plaine d’argile desséchée et crevassée et nous n’avons pas un souffle d’air pour nous rafraîchir. Aussi hommes et bêtes accablés marchent-il silencieusement et tristement. Un puits que l’on rencontre en route fait diversion ; les hommes se jettent à plat ventre pour y boire à même à longs traits et on a de la peine à empêcher les bêtes de s’y précipiter.

Nous arrivons enfin à Cornil, village misérable et désolé. Point d’arbre ; un amas de maisons basses, et blanches au milieu de la dehesa. Autour de cet amas de grands espaces piétinés, dépouillés au milieu desquels quelques abreuvoir en pierre entourés de troupes d’ânes bâtés, puis mille sentiers qui s’éloignent dans toutes les directions de la plaine. Au centre du village sont les posadas. Dans celle que nous occupons il y a 3 ou 4 petites cellules donnant sur ce grand vestibule, écurie qui sert à tous les usages. Nous passons une assez bonne nuit et.

7. Le lendemain nous partons de bonne heure pour Utrera. La marche de 4 à 5 heures est chaude et tout le temps à travers les dehesas où s’élèvent les troupeaux, surtout les Toros. Ce sont des plaines couvertes de courtes broussailles et très légèrement ondulées ; le sol est généralement argileux et desséché ; on voit peu d’habitations et d’habitants, point d’arbres, en somme l’aspect du pays est désolé et monotone. Des caravanes de serranos portent du charbon à Séville sur des espèces d’ânes immenses qui paraissent avoir de bien mauvais caractères malgré leur vie en société. Par-ci par-là quelques arrieros de Ronda passent avec deux ou trois chevaux de bât énormément chargés et couverts de pompons et de houppes. Les gens de Ronda ne se servent que de chevaux de bât ; ils ont un préjugé contre les mulets qui disent-ils portent moins.

Bientôt nous apercevons les clochers d’Utrera qui paraissent au-dessus de l’horizon fort rapproché de ce plat pays, comme un navire sur la mer ; puis la ville blanche se montre et nous allons descendre à une grande et commode founda dont le confort se ressent du voisinage de Séville.

Comme Antequera, Utrera est une ville de riches fermiers qui tirent parti des terres environnantes. Je n’y vois rien de curieux.

8. Notre dernière journée commence, pittoresque au milieu de bois de pins d’où l’ardeur du soleil fait sortir une forte odeur résineuse dont l’air est imprégné. A cette odeur se joint celle de broussailles aromatiques qui poussent dans le sable sous les pins ; c’est agréable.

Nous apercevons au milieu des bois les tranchées et les remblais en ligne droite d’un chemin de fer en construction. Singulière vue en Espagne et qui ne me réjouit pas, car lorsque les chemins de fer sillonneront ce beau pays, ce ne sera plus l’Espagne que nous avons connue et aimée, si pleine d’originalité, de personnalité, si ignorante de toutes les finesses et les fraudes de ce monde. Ce ne sera plus un pays vierge, inabordable en grand nombre, mais plein de charme pour ceux qui y pénètrent ; qu’est-ce que ce sera ? Quelque chose de banal dont les habitants se dépouilleront au plus vite de ce qui fait encore aujourd’hui leur charme et leur force pour se faire les pâles et pauvres imitateurs des vies perfectionnées de nos contrées. Ce sera bien laid et bien triste.

Nous déjeunons au petit village de Dos Hermanos où Montpensier vient au devant de nous, puis nous gagnons Séville au milieu des bois d’oliviers et par une chaleur effrayante.


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